Les multiples notions du temps

Rappel historique:
    Quand le capitaine Cook visite les peuplades des îles ou la côte du Pacifique, il constate cette absence naturelle de souci du lendemain ou du passé, chacun vivant l'heure présente comme la seule et dernière. Jacques Cartier ne comprend pas que les Amérindiens restent nus, l'hiver, alors que les fourrures abondent aux alentours. L'on vit au jour le jour, grâce aux dons de la nature, mais l'on ignore le besoin du vêtement, de l'habitation permanente, de l'agriculture, qui a sans doute signifié, dans notre longue histoire, l'appréhension de lendemains difficiles. L'on ne craint pas non plus la mort, tant qu'il y a vie; mais quand la mort survient, le mort jouit d'une autre vie plus merveilleuse encore.

Généralités:
    Quoi de plus simple que cette expérience du temps qui mentalement s'organise en trois dimensions et forme le passé, le présent et le futur; que cette facilité de passer de l'un à l'autre dès que le besoin se manifeste; que d'utiliser des mesures de temps comme la montre, le calendrier, pour mieux gérer sa vie. Pourtant chez le jeune enfant, le temps n'a qu'une seule dimension, à la fois infinie et totale. Il se trouve dans un temps ou présent ou passé ou futur. Le plus souvent il s'engage tout entier dans le présent, surtout s'il y trouve son plaisir. Hier et demain n'ont que peu d'importance à moins qu'un événement majeur ne s'annonce ou se rappelle à sa mémoire. Que l'on parle d'une fête prochaine, le voilà déjà rendu. Qu'un vieil événement resurgisse, il se trouve envahi et submergé. Ainsi l’enfant ne peut se séparer rapidement sans transiter d'une figure familière à une autre. Il n’anticipe pas le changement, il le subit de situations en situations. Il n’y a pas de liens avec ce qui viendra ou ce qui s’est passé. Les périodes de transition demeurent toujours pénibles, et l’adulte a toujours du mal à revenir à cette ancienne notion d’un temps morcelé. Il en va ainsi pour le futur. L'enfant s'y installe dès qu'il le désire. S'il s’agit de l'anniversaire, du Noël qui se prépare, il le vit déjà sans temps d'attente. Demain n'existe que maintenant.

Tante Colette
:
    Ce samedi-là, Colette se rend chez une amie pour prendre soin de son garçonnet de 4 ans. Après un bon déjeuner, elle lui fait part des activités surprises, qui pourront se tenir après le dîner seulement. L’enfant s’éloigne un peu, revient et propose de manger dès maintenant. On lui explique que les aiguilles de l’horloge doivent tourner jusqu'à 12, avant le prochain repas. L’enfant, toujours ingénieux, revient encore à la charge après quelques minutes de réflexion et demande comment il pourrait bien avancer ces aiguilles jusqu'au chiffre 12. Pas moyens d’introduire l’anticipation, l’attente, le délai, sans entraîner la frustration. Car le seul vrai temps pour cet enfant, c'est son temps propre du présent. L’histoire ne dit pas ce que fit Colette, mais il est bien possible qu’elle dînât plus tôt, ce jour-là.

La Cascade du temps
en rupture:
    Dès qu’un souvenir du passé refait surface, le jeune enfant s’y engouffre également, projeté en amont par le torrent impétueux du temps passé, tenant lieu de présent. La joie ou la peine l’envahit totalement et à l’infini, comme si l'événement venait de se produire. L’émotion se fait intense ; la joie conduit à la fête; mais le chagrin à la détresse. On l'interprète de mille façons; on recherche quelques fautes ou négligences. On craint le pire. Mais le beau temps revient spontanément, il n’y a plus trace de l’orage.
    Très jeune en particulier, le jeune enfant quitte le domicile avec la certitude ne plus y revenir. Quand il entre à la garderie, c’est qu’il accompagne un parent; qu’il est et reste avec lui. Aussi longtemps qu’il ne voit ses ami(e)s ou les jouets qu’il aime, il n’entre pas encore dans son nouveau monde. Mais qu’il accroche son attention à quelque chose, il oublie le parent qui peut alors penser quitter sans trop de turbulence. Le soir, quand vient le temps de revenir à la maison, il n'abandonne pas spontanément ses activités ou sa nouvelle famille, à moins de revoir un proche qu’il apprécie et lui fait oublier ce qu’il perd. Un peu plus tard, quand vient le temps de l’école, il appréhende encore ce départ, et seul la vue des camarades l’incite à faire la grande transition. Parfois il peut figer là, et se fixer dans une peur morbide qui se nomme une phobie scolaire.

L'objet de transition:
    Souvent l'enfant s'attache à un objet familier, petite couverture, jouet, etc. qu'il emmènera partout avec lui. Cet objet, c'est son présent infini qui se transporte d'un lieu à un autre, et crée ainsi ce qu'on peut nommer son espace infini, qui ferait de sa maison un univers, dont il n'a aucun besoin immédiat de sortir, à moins qu'un autre lieu la remplace au même titre. Le temps et l'espace se rejoignent alors naturellement, comme s'ils devaient s'unir. Même pour l’écolier plus vieux, le sac d’école, son contenu, le sandwich du midi servent aussi d’objets de transition.

Modalités du temps:
    Il y a plusieurs types de temps ; en particulier, le temps subjectif et son contraire le temps objectif qui est celui de la montre. Mais il y a aussi celui du monde cognitif, qui s'acquiert à travers les capacités innées et l'éducation.
Le temps cognitif dépend d'un potentiel acquis à travers les âges par les peuples soumis à des grandes difficultés de survie, mais aussi de la maturité neurocognitive ou de quelques pathologies comme le déficit d'attention. La réflexion permet au temps d'exister. Et le temps empêche le chaos, soit que chaque chose n'arrive en même temps. L'enfant aura sans doute, assez jeune vers 3-4 ans, la capacité de créer une histoire, avec ses jouets, impliquant une suite d'événements, avec un maintenant et un après. Mais il s’agit d'une tâche bien concrète, visuelle et assez courte. C'est le début de la création du sens temporel. On est encore bien loin du pouvoir d'anticipation même à court terme ou du sens de l'expérience.
Il y a sûrement une relation entre le temps tridimensionnel et la permanence de l'objet, qui n'arrive à se fixer solidement qu'à 11-12 ans, dans une maturation moyenne. Car le temps absent a le même rôle que l'objet absent. N'existe que ce qui se sent, se touche, se voit, s’entend dans le temps présent. S’ajoute à cela le temps de ses rythmes biologiques ; celui de l'enfant très actif qui ne voit pas le temps passer et ne ressent même pas la fatigue qui rappelle au corps que le temps passe, que la journée tire à sa fin ; lui qui aura peut-être un cycle jour/nuit de plus de 24 heures.
Le temps subjectif ou affectif:
    Ce temps qui se joue dans les émotions et porte les joies qui raccourcissent le temps et les peines qui le prolongent. Le temps du travail n'est pas celui du loisir. Quand l'enfant s'amuse, le temps passe trop vite, mais dans l'échec, la punition, il s'éternise. Le temps de l'absence du parent paraît infini, mais celui de sa présence ne se mesure même pas, tant il est vaporeux et fluide. Il arrive même que l’adulte, en proie à sa nostalgie d’enfance, s’imagine y avoir vécu le meilleur moment de sa vie, sur la base d’un seul souvenir heureux, infiniment présent.
Le temps objectif et les autres:
    Et puis il y a le temps de la montre qui nous ramène au 14iè siècle, alors que l’on invente la minute et la seconde, qui devra attendre l’année 1967, pour recevoir sa durée fixe et définitive de 9 192 631 770 périodes de l'onde électromagnétique émise ou absorbée par un atome de césium 133, lorsqu'il transite d'un certain niveau d'énergie à un autre. Il y a bien aussi le temps topologique, linéaire, qui nous sert dans les diagrammes et le temps des philosophes et plus tard des physiciens modernes, dont les uns postulent un temps en mouvement vers son éradication, sa disparition complète (de Parménide à Einstein) et les autres un temps immuable et irréversible (d'Héraclite à Prigogine). Pour Einstein, le temps se modifie en fonction de la vitesse. À très grande vitesse, le voyageur spatial, qui s'observerait lui-même, verrait son temps compressé. Il vieillirait alors moins vite. Puis finalement le temps cosmologique qui nous conduit aux origines ou la fin de l'univers, de la théorie du big bang au big "crunch ".

Évolution:
    Comme la cause demeure antérieure à l'effet, le rapport du présent au passé engendre la causalité, la base du raisonnement scientifique. De même que cette relation au passé crée l'expérience de vie, alors que cette même relation au futur engendre l'anticipation, la capacité de planifier ses actions en événements productifs. Finalement, l'expérience qui se projette sur l'avenir formera la base même de la sagesse qui, dit-on, ne s'acquiert qu'avec le nombre des années.
Les notions du temps s'intègrent lentement en vieillissant, mais fluctuent facilement et rapidement, dès qu'il y a fatigue physique ou mentale, colère, frustration. Toutes les situations où l'on retrouve une régression et un retour à la pensée magico-concrète. L'enfant du matin n'est pas celui du soir. Mais d’abord vers l’âge de 3 ans, le temps s’organise en séquence d’activités, puis en séquence de jours et de nuits, et bien plus tard en terme d’heures, de minutes. Au début, chaque action marque son temps. Après le dîner, on fera une sieste, puis un bricolage, puis un tour au parc ou après 10 dodos, ce sera ton anniversaire. Il s’agit donc de la simple notion de l’avant, du maintenant, de l’après qui construit d’abord le sens du temps qui passe. Ailleurs, l’on retrouve un peu les mêmes équivalents dans le déficit de l’attention, l’hyperactivité, où le défaut de réflexion limite la mise en séquence du temps.

Conseils pratiques:
    Il faudra éviter de projeter son temps d'adulte sur le temps d'enfant. Si un enfant part pour la garderie ou l'école, pensez à cette période de transition nécessaire. Selon l'âge et le niveau de maturité, l'enfant pourra conserver un objet familier, et aussi avoir besoin d'un temps plus long pour l'arrivée ou le départ. Que l'adulte évite l'empressement et sache attendre le retour de l'attachement dans le temps présent de l'enfant. Et moins il y aura de pression excessive, plus le processus se fera en douceur. Pour certains enfants, ne pas trop annoncer les projets excitants à l’avance mais le faire pour les activités moins recherchées. Éviter aussi de réveiller les souvenirs traumatiques, lorsque la maturité ne permet pas d’en sortir par la capacité de verbalisation. Dans le Déficit d’Attention, l’on peut faire l’éducation du temps, en l’amenant de l’extérieur, sous forme d’agenda papier ou électronique, grille de renforcement, montre ou horloge au goût de l’âge.

Claude Jolicoeur, pédopsychiatre, Montréal, 1996-1999
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