La notion d’espace
Introduction:
Comment l’homme arrive à définir son espace? Mais par son corps, naturellement. Depuis des siècles, l’on utilise le pouce, le pied, ou la brasse encore aujourd’hui chez le marin. Même l’unité métrique n’est que l’équivalent du bras moyen. L’on parle aussi de l’espace intérieur, comme d’un petit lieu secret où l’on trouve les pensées, les sentiments et de l’espace vital qui, dit-on, exige la longueur minimale d’un bras autour de soi. Chez les anciens peuples de la terre, l’espace n’avait presque pas de limites, sauf l’espace-tribut aux frontières souvent fluctuantes mais réelles. La propriété privée n’existait pas à l’intérieur de la tribut elle-même. Communauté de biens nécessaires à la survie. Le jeune enfant se situe en deçà de ce niveau ; là où il n’y a aucune limite.
Origine:
D’espace indéfini, au départ, l’enfant construit son lieu.
D’abord de son corps, il ne sent rien; il n’a aucuns contours.
Dans son lange seulement il retrouve une aire d’isolement.
Mais tout l'agace: la lumière aveugle, les sons percent ses oreilles.
Il sent bien la faim quelque part, comme une demande d’ailleurs.
L’on suppose que pour lui, tout coexiste en même temps,
Sans qu’il y ait de différences précises au niveau de ses sens,
Sans que le regard soit si distinct de l'ouïe,
Sans que la peau ressente la caresse ou la douleur,
Quand tout entier il devient sommeil et repos,
Ou encore faim et souffrance.
Évolution:
Mais son espace sera bientôt espace-bras, espace-jambe qui soudainement assument leur existence. Et peu à peu espace-lui, espace-autrui. Espace-chambre, espace-maison. Le monde se différencie. Mais à mesure qu’il se distingue, il renonce à ces non-lui. Car grandir, c’est aussi se refermer sur soi dans son enveloppe-corps propre. Dans ce corps qui se suffit, s’organise. Et le " je " survient, qui crée l’espace-individu qui pense. Vient de naître la capacité de réfléchir, d’anticiper l’événement et prévoir le meilleur ou le pire.
Vers 3-4 ans, l’enfant dessine un cercle, bientôt un bonhomme, d’abord têtard ou allumette puis personne-lui-même. Témoin de l’espace qu’il occupe. Témoin de ses propres organes. Rien n’exprime mieux le corps spatial du jeune enfant que le dessin qui plus tard prendra des significations plus artistiques. Au départ, il est surtout projection du corps sur une surface externe. Il est photographie de soi-même avant de devenir construction du monde, si jamais il devient artiste. Quand la pudeur se manifeste, le sens du corps sensuel fait son apparition. De nouveaux organes réclament leur intimité et leur place propre.
L'environnement:
En même temps, dès l’annonce de sa naissance, le parent aménage la chambre de l’enfant, souvent bleu pour le garçon, rose pour la fille, comme si l’espace se voyait mieux dans sa couleur et qu’il avait un sexe. C’est que l’espace externe se construit en parallèle à l’espace interne, tout en le précédant de peu. À la maison même, il y a déjà la place du jeu et de la détente, du travail et du sommeil. Les activités du vivoir, du grand salon, de la cuisine ou de l’atelier. Les activités du dehors et du dedans. D’autres espaces s’organiseront à la garderie puis l’école. Certains restaurants familiaux savent attirer la jeune clientèle, avec des espace-enfant. Ils ont compris que l’espace-enfant s’associe au plaisir de manger avec ses couleurs vives, ses bonhommes et ses amusettes.
Qui n’a construit sa cabane d’enfant? Parfois dans le haut d’un grenier et même d’un gros arbre. Qui n’a pas fait les plus grands rêves dans cet espace réduit et inconfortable. Mais sécurisant cet espace-là qui correspondait aux limites du corps propre. Sans plus d’exigences apparentes. Comme autrefois le lange serré du nourrisson. Une seconde peau. Une peau qui pourrait protéger dans un élan de pensée magique. Une peau d’avant la peau fragile du corps. Petite forteresse sur laquelle se bâtit d’autres espaces, celui de la famille, du village, du pays ou de sa culture. Espace-identité de soi. Viendra bientôt le temps de faire sa place sociale par le métier, la profession. Espace-travail qu’il faudra maintenir, agrandir, embellir. Ou espace-intimité réservé à l’amitié.
Les Difficultés:
Mais tout n’est pas si simple finalement. C’est que selon la maturation de l’enfant ou de la personne, les espaces se confondent. On peut ainsi demander le respect de ses choses sans respecter la propriété d’autrui. Ou encore tout donner et tout prendre. C’est que l’espace varie selon le degré d’égocentrisme et le type d’émotions. Certains qui se croient dépossédés se donnent le droit de prendre. D’autres qui ne voient que le verre à moitié vide et jamais celui à moitié plein. Souvent l’herbe paraît plus verte dans le jardin du voisin, preuve que l’envie ou la jalousie déforme la juste mesure. Même que dans une colère vive, l’enfant détruit le jouet qu’il aime. L’émotion intense dissipe l’espace pourtant acquise.
Conseils:
Mais autant la réflexion construit l’espace autant le manque d’attention le détruit. L’enfant trop actif ou distrait n’a pas de lieu pour son corps. Son corps, il ne le sent pas, il le frappe, il le blesse, il n’a pas conscience de lui. Il n’a pas de temps ni de place pour lui. Il n’a même plus conscience de ses besoins vitaux- il ne pense plus à manger, à dormir, etc. Il n’a non plus conscience des autres corps, des autres territoires. Il n’y a de frontière nulle part. L’espace lui paraît infini. Il faut alors le construire de l’extérieur, comme l’on fabrique les murs d’une maison, brique par brique. Voici une espace-devoir, voilà un espace-jeu, etc. Chaque chose se nomme dans son espace et dans la même foulée son temps propre. Dans l’agenda du jour, par exemple, il y aura le bloc-piano, à tel moment et lieu. Travail harassant mais nécessaire du parent ou de l’éducateur.
Claude Jolicoeur, pédopsychiatre, février 97
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