L'AFFABULATION
chez l'enfant ou parfois l'adulte
Description générale:
Il arrive qu'un enfant puisse raconter des histoires en partie ou totalité fictives, sans préméditation ni méchanceté. La tendance à croire que "la vérité sort de la bouche des enfants" ne se confirme pas toujours en psychologie infantile, surtout en regard de l'enfant difficile, immature, irréfléchi. Cet enfant ne parle pas en fonction de la réalité externe, mais plutôt de ses besoins, désirs ou le contraire de ses contrariétés, ses peurs, sans aucun souci des conséquences, tant il est au prise avec sa seule pensée magique. La maturité cognitive ne permet pas, à certains enfants, voire adolescent(e)s, rarement des adultes de distinguer nettement ce qui provient de l'intérieur versus l'extérieur, du désir vs du besoin, de la peur vs de la menace réelle. Ainsi, une histoire se raconte pour l'amusement ou l'autodéfense, sans souci de réalisme; une histoire qui peut s’élaborer à partir d’une sensation physique, d’une ou plusieurs anecdotes vues ou entendues, au hasard des routines de la vie familiale, scolaire ou sociale. Il y a parfois un manque d'inhibition dans la vie imaginaire débordante, en dehors du seul fait de sa créativité. Il faut qu'il s'y ajoute un bon jugement de réalité.
Vignettes cliniques:
Un jour, une fillette de 8 ans, en provenance d'une famille paisible, se présente à l'école, affirmant qu'elle vient d'être battue avec un bâton de golf, sans offrir de marques évidentes en preuve. Un traitement médical du TDA élimine toute récidive de tels fantasmes dans les années qui suivent. Un garçon de 10 ans attendait le tour de table, en famille, avant de raconter ce qu'il avait fait ce jour-là; c'était, croyait-il fermement, une partie hétéroclite des activités des autres. Un enfant se présente, après le dîner, chez sa grand-mère, se plaignant d'être privé de nourriture chez lui. Un autre donne l'alarme aux policiers, se croyant maltraité après une petite taloche sur la main. Certains enfants, sans inhibition de la pensée, parlent de sexualité ou d'agressivité, comme s'ils avaient vécu de vraies expériences, mais le traumatisme en moins. Un père, costaud pompier, qui refait doucement sa vie après une pénible séparation, se fait soudainement accuser, par un fils de 4 ans, d'attouchements sexuels. Un homme de la quarantaine affirmait qu'il savait naviguer et pouvait ainsi réussir, sans aucune connaissance, à convoyer de gros voiliers, sur de longues distances; il apprit finalement sur le tas, à force d'être en situations d'urgence, et devint bon marin; la famille n'en revenait toujours pas de le voir expert en tout ce qu'il venait d'imaginer, un jour mécanicien, l'autre vendeur, etc.
Le Diagnostic différentiel:
L'enfant qui a la maturité de son âge donne généralement l'heure juste. L'autre, plus irréfléchi, peut dire la vérité si l'on révise tranquillement la situation, de dehors de menaces ou récompenses incitatives. Mais parfois la fabulation envahit complètement la réalité. Distinguons
1. Le traumatisme réel.
À défaut d'inhibition caractérielle, due au trop jeune âge ou au manque de maturité cognitivo-affective, il faut exiger non seulement un récit plus cohérent mais aussi des preuves plus substantielles et objectives de l'entourage, vu le plus grand risque de contamination fabulatrice. Il faut éliminer absolument le déficit de l'attention qui sans traitement médical peut favoriser une impasse.
2. Les histoires fantaisistes et fictives naturellement assez près de la réalité, profitant du caractère ludique (jeu) et agréable des situations (gains secondaires évidents), toujours flexibles et variables, selon les influences du milieu.
3. Le délire psychotique, quand la frontière entre le réel et l'imaginaire s'estompe au complet, au point de dépasser les simples sensations plaisir/déplaisir, et de s'organiser en certitudes presque absolues, sans gains secondaires bénéfiques majeurs. S'ajoutent le plus souvent des idées d'influence, de persécution, parfois des hallucinations visuelles ou auditives, à contenu surtout négatif et catastrophique.
Prévalence:
La fabulation accompagne la plupart des retards neuro-maturationnels et cognitifs comme le déficit d'attention, l'hyperactivité, le trouble d'opposition, mais à des degrés tellement divers qu'il ne faut pas généraliser. Un parent pense que son enfant lui ment effrontément, alors que souvent il fabule légèrement, pour se sortir d'une mauvaise situation. La maturation naturelle jointe à l'éducation améliore le sens de réalité.
Commentaires:
Dans le jeune âge, parfois plus tard, l'enfant/le jeune adolescent(e) n'a pas toujours atteint la maturité neuro-sensorielle et cognitive qui lui donne le contrôle de ses émotions les plus primaires, les pulsions agressives ou sexuelles, et la capacité de les situer nettement à l'intérieur de lui, sans devoir les projeter en dehors, souvent sur les proches ou intervenant(e)s de milieu, dès que l'intensité émotive augmente en force. La projection cognitive voire plus tard affective serait le mécanisme de protection le plus utile et efficace contre l'angoisse. La peur de l'agression se ressent mieux et davantage que sa propre colère, impulsion.
Chez l'enfant, le sens du corps (schéma corporel) peut demeurer longtemps précaire, incomplet lorsque les zones ou sensations corporelles n'arrivent pas à se distinguer les unes des autres. Il y a encore confusion des espaces du corps, comme aussi des notions du temps qui situent l'avant, le maintenant et l'après dans chaque histoire. La fabulation touchera davantage les zones hypersensibles aux sensations plaisir/déplaisir, comme le sont les muqueuses ou certaines parties de la peau elle-même, prises comme objet externe, à la manière d'un jouet. Il pourra y avoir érotisation d’abord relationnelle, puis agressive ou sensuelle, donnant lieu à la dramatisation et la fabulation (pensée magico-concrète de Jean Piaget). En raison d'une extrême sensibilité cutanée, le moindre contact corporel peut devenir intrusif et de ce fait abusif chez certains individus qui pourront également y joindre une imagination débridée. Chaque sens peut avoir une hypersensibilité hors-norme, dont il faut en tenir compte dans l'éducation et l’interprétation des faits.
Conduite à suivre:
Il faudrait éliminer la possibilité du déficit attentionnel qui soutient la fabulation en grande partie. D'abord tenter de ramener la réflexion en repassant le fils de l'événement, et l'insérant dans une notion de temps continue. Dans le déficit de l'attention, l'esprit va trop vite et se laisse distraire ou envahir par des stimuli secondaires. En réduisant la vitesse de la pensée, la vérité apparaît sous un autre jour, comme le voyageur qui marche au pas voit davantage le paysage que l'autre qui courre, utilise la voiture ou l'avion. C'est souvent alors que le parent affirme: je le savais que mon enfant mentait, il a dit la vérité dès que je l'ai confronté. D'ailleurs le seul mot "mensonge" a une connotation morale, et non psychologique. Parfois, la médication devient nécessaire pour réduire notablement les tendances fabulatoires. La notion de temps permet de comprendre que si le passé, le présent et le futur n'ont pas de liens entre eux, l'histoire de l'instant présent, isolé des autres, reste vrai. En situation de fausses accusations, par exemple, il faut trouver un(e) professionnel(e) qui se spécialise dans l'expertise neurodéveloppementale et cognitive, autant à l'égard des enfants que des adultes. Éviter de conclure à partir d'une seule hypothèse, en particulier que tout problème de conduite a une seule et unique origine affective ou relationnelle ou inconsciente. Il faut postuler également que la maturation neuro-cognitive fonde à son tour le psychoaffectif et détermine les principaux paramètres de l'organisation du tempérament, de la personnalité. Il y a curieusement peu de ressources disponibles à ce niveau. Longtemps l’on a voulu croire que l’enfant ne pouvait mentir et que toutes fautes devaient retomber automatiquement sur l’adulte. Ce qui était valable dans une perspective psychodynamique, subjective ne l'est plus dans la dimension du neurodéveloppement.
Claude Jolicoeur, pédopsychiatre, Montréal, 1995-99.
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